15.
Debout devant la fenêtre, Nafa observait le brouillard en train d’envahir la ville comme une horde de fantômes débarquant de la mer. Des milliers de linceuls, chargés d’embruns, déferlaient sur les immeubles, momifiaient les quartiers et remontaient inexorablement vers les bidonvilles sur la colline. Recroquevillée sur elle-même, Alger écoutait l’épouvante lui ronger les tripes et le malheur officier dans son esprit. Les ombres rasant ses palissades avivaient ses insomnies. Le clapotis de son port cadençait son agonie. Alger se laissait aller au gré des perditions. Captive de son chagrin, n’attendant rien des hommes, et rien des nations amies, elle avait cessé de croire au large et au ciel.
Nafa essaya de se souvenir du temps où l’on aimait traîner dans les rues, du chahut des gargotes, de la musique aux accents de haouzi des ribambelles de mioches gambadant dans les squares ; essaya de réinventer cette époque qui manquait de solennité, mais jamais de spontanéité, les soirées gaillardes autour d’une tasse de café, les boutades qui partaient comme des fusées foraines… Qu’ils étaient loin, ces repères d’antan, ils étaient morts et enterrés !
– Je peux débarrasser ? demanda Hind.
– Bien sûr, répondit Sofiane du fond d’un fauteuil. Apporte-nous du thé, s’il te plaît.
Dans le reflet de la vitre, Nafa vit Hind ramasser les assiettes sur la table. À son regard noir, il comprit qu’elle ne lui pardonnait pas d’avoir menti. Il avait essayé de se racheter pourtant, participé à deux autres attentats spectaculaires, après l’assassinat de Rachid Derrag, mais rien ne l’avait réhabilité auprès d’elle. Elle continuait de le bouder, n’ayant, pour lui, que ce regard froid et méprisant que l’on jette, par pitié, aux gens qui ont irrémédiablement déçu.
Nafa se remit à contempler la nuit. Une voiture de police traversa la rue. Son gyrophare bigarra les murs de gouaches sanguinolentes.
Le téléphone retentit.
Sofiane se leva pour décrocher.
– Ta télé est allumée ? haleta une voix au bout du fil.
– Oui.
– Qu’est-ce que tu regardes ?
– Une chaîne française.
– Rabats-toi sur l’ENTV… et reste en ligne.
Sofiane retourna à sa place, prit la télécommande, puis il revint au combiné. L’image verdoyante sur l’écran du téléviseur s’estompa, et une autre émergea, funeste ; une maison fumait au milieu de décombres. Des policiers en faction surveillaient les alentours. La caméra glissa à l’intérieur de la bâtisse assiégée, balaya un vestibule jonché d’éboulis, des murs noircis criblés de balles, des meubles renversés, puis se porta sur une cour où sept corps gisaient à côté de fusils de guerre, de grenades artisanales, de liasses de billets de banque et de documents froufroutants.
– Allô, tu es là ?
– Oui, dit Sofiane. Je ne comprends pas.
– Le commandement national s’est fait doubler. Il doit y avoir des taupes en haut lieu. C’était une réunion capitale, ultra-secrète. Moi-même, je n’étais pas au courant.
– J’ai compté sept corps.
– Ils étaient huit. Il faut faire gaffe. Le rescapé est peut-être entre les mains des taghout.
– Je n’ai reconnu personne, s’impatienta Sofiane,
– Le staff de l’état-major au complet, je te dis. C’est un coup terrible. Il aura de graves retombées sur le Mouvement.
– L’émir Jaafer figure parmi les martyrs ?
– Oui, lui, le coordinateur national cheikh Nouh, les coordinateurs régionaux de l’Ouest et du Centre, l’émir de la zone 1, un représentant de l’organisation en Europe, et… Est-ce que Hind est à côté de toi ?
– Elle fait la vaisselle.
– Débrouille-toi avec elle.
Sofiane eut un soubresaut.
Il avala convulsivement sa salive et s’enquit :
– Abou Lhoul ?
Silence au bout du fil, puis :
– Oui… il a été tué, lui aussi.
Comme alertée par une intuition extraordinaire, Hind s’encadra dans l’embrasure et croisa les bras sur sa poitrine. Elle regarda fixement son mari qui, ruisselant de sueur, se hâta de se détourner.
– Allô, reprit la voix au bout du fil.
– Je suis toujours là.
– Dis-lui combien j’ai du chagrin.
– Je lui dirai.
– Faites gaffe, frères. C’est un coup terrible, mais nous le surmonterons.
– Je n’en doute pas une seule seconde. Je te rappellerai. À bientôt.
Sofiane reposa le combiné, passa son poignet sur ses lèvres collantes. Nafa, qui avait vu les images de la télévision, devina qu’une catastrophe venait de frapper de plein fouet le Mouvement. Il n’avait reconnu personne, sur l’écran, sauf peut-être le cadavre du milieu qui lui avait rappelé quelqu’un, entrevu un certain vendredi chez Omar Ziri.
Il guetta les lèvres de l’émir en retenant son souffle.
Sofiane leva les yeux sur sa femme. il ne savait comment lui annoncer la nouvelle.
Il hasarda :
– Une chose abominable est arrivée, Hind.
Nafa se sentit de trop. Il toussota dans son poing pour se retirer.
« Reste », lui dit Hind.
Elle appuya l’épaule à l’embrasure, contempla le lustre du salon, revint traquer le regard de son mari :
– Qui était à l’appareil ?
– Ishaq.
– Ah…
– On vient de montrer ce qui s’est passé, à la télé. Le staff du commandement a été anéanti. Il y avait Jaafer, cheikh Nouh, Abou Horeira, Abou Abderrahmane Zakaria, Slimane Abou Daoud, un frère venu d’Europe…
– Et Abou Lhoul, ajouta-t-elle d’un ton calme.
Sofiane fronça les sourcils :
– Comment le sais-tu ?
– Mon frère ne quittait pas d’une semelle Jaafer. Si ce dernier est mort, mon frère doit l’être aussi, forcément.
– Je suis désolé.
Hind se redressa, lentement, d’un coup de reins souple, elle se frotta les bras sans quitter des yeux son mari. Pas une fibre ne bronchait sur son visage. Elle paraissait impassible, presque sereine.
Elle dodelina de la tête et dit :
– Je vais vous chercher du thé.
Durant des semaines, on resta dans l’expectative. Le pays observa une trêve. Plus d’attentats, plus de nouvelles du maquis. Le coup porté au Mouvement était effectivement d’une rare violence. Au fur et à mesure que le temps passait, on réalisait sa gravité. Sofiane ordonna à ses hommes de surseoir aux opérations, de retourner à l’université attendre les éventuelles directives. Jaafer éliminé, la succession s’ouvrait, sans merci. Chaque émir qui disparaissait entraînait dans sa chute le microcosme qui gravitait autour de lui. Sa cour et sa garde prétorienne étaient automatiquement disloquées, ses proches collaborateurs relégués, d’autres, reconduits le temps d’une remise sur rail, se volatilisaient, une nuit, sans laisser de traces.
Sofiane était inquiet. Son beau-frère Abou Lhoul n’étant plus là pour lui garantir l’autonomie relative dont jouissait son groupe, il craignait qu’un émir farfelu ne déstabilise le réseau qu’il avait mis des années à perfectionner. Il redoutait aussi d’être relevé de ses fonctions et muté dans une zone où il ne serait pas content d’agir.
Des divergences – voire des dissidences – corrodaient les amarres de la mouvance. Après le MIA, d’autres branches armées gagnaient du terrain, de plus en plus expansionnistes. L’Armée islamique du salut se voyait rattrapée par les Groupes islamiques armés, surgis d’on ne savait où, redoutables et dévastateurs, mieux équipés, mieux encadrés, galvanisés et terrifiants. En un temps record, ils avaient fait main basse sur les maquis du centre, de l’ouest et du sud-est du pays, s’étaient illustrés par des embuscades de grande envergure et par des attaques de cantonnements militaires rocambolesques. On aurait dit une armée de frontières, depuis longtemps à l’affût, se ruant sur un bled blessé pour l’achever. Les membres fondateurs du FIS se découvraient une vocation de dindons de la farce. Leur autorité ne prenait plus. Leur charisme s’effilochait au gré des attentats qui mettaient en avant d’illustres inconnus. L’heure n’était plus aux grandiloquences. Le couteau supplantait le verbe. Les cheikhs s’écrasaient devant les émirs, le politicien devant le guerrier. Certains imams hissaient pavillon blanc, se livraient au Pouvoir. Sans tergiverser, ils se donnaient en spectacle sur les plateaux de télévision, démythifiant le Mejless, semant la zizanie. Les responsables en exil se contredisaient, se destituaient mutuellement. Aux revendications ripostaient les indignations. À l’intérieur, c’était pire. Les conflits éclataient de part et d’autre, fissuraient l’armature du djihad, soulevaient les tendances dans des ressacs sanglants. Les clans guettaient la moindre opportunité pour relancer la course au leadership ; Iraniens, Afghans, Hijra wa Takfir, salafites, Jaz’ara, compagnons de Said Mekhloufi, disciples de Chebouti auto-proclamé « général », d’autres influences occultes, souterraines et machiavéliques, remuaient les eaux troubles pour irriguer la discorde et la confusion.
Jour après jour, Sofiane tournait en rond, à proximité du téléphone, les doigts noués dans le dos, le menton dans le cou. Chaque nom avancé, chaque candidat potentiel à l’émirat le plongeait dans une sorte d’hystérie, tantôt enthousiaste, tantôt accablé. À son tour, il proposait des noms, s’opposait à d’autres, menaçant de faire bande à part. Son interlocuteur, Ishaq, lui recommandait de garder son sang-froid et l’assurait de son soutien inconditionnel.
En assistant à ces entretiens téléphoniques d’une extrême intensité, Nafa partageait les états d’âme de son émir. Il sombrait dans la détresse lorsqu’il l’entendait rouspéter, recouvrait un soupçon d’espoir quand l’autre se détendait.
De son côté, Hind s’enfermait dans sa chambre. Depuis la mort de son frère, elle se réfugiait dans ses lectures théologiques et ses prières, ne se manifestant que pour préparer les repas auxquels elle touchait à peine.
Et un soir, à 20 heures, le téléphone sonna.
Étrangement, un malaise inhabituel s’empara de Sofiane et de Nafa occupés à suivre les informations télévisées.
– Oui ? fit l’émir la gorge contractée.
Il écouta, écouta, opina du chef et raccrocha.
Il revint d’un pas accablé, se laissa choir dans le fauteuil, malade de dépit.
– Nous avons un tas d’éminences grises dans le Mouvement, et c’est un abruti de péquenot, analphabète et obtus, que l’on désigne aux commandes… Bizarre, vraiment bizarre…
Un livre retourné sur les genoux, Nafa Walid somnolait au pied d’un poirier. Il avait plu la veille, et le verger, bercé par le pépiement des oiseaux, fumait sous le soleil. Un ciel immaculé tendait sa toile bleue sur la ville. Le printemps se pavanait, superbe dans sa tunique de sultan, une fleur à la boutonnière, une hirondelle sur le turban. Un sourire béat sur son visage meurtri par les épreuves du djihad, Nafa s’abandonnait aux attouchements délassants de la chaleur en songeant aux villégiatures qui le grisaient du temps où il était chauffeur auprès de l’ Office national du tourisme.
Une ombre voila son rayon de soleil. Il attendit qu’elle se retirât. Elle ne se retira pas. Il ouvrit alors les yeux et découvrit Sofiane debout devant lui, les mains dans les poches, une ride creusant son front.
– Tu vas me manquer, bonhomme, lui annonça-t-il en taquinant une herbe du bout de son soulier.
– Tu t’en vas ?
– C’est toi qui pars, Nafa. J’ai reçu l’ordre de te mettre à la disposition d’un certain Salah l’Indochine.
J’ai essayé de négocier ton maintien dans mon équipe, mais ils n’ont rien voulu entendre.
Nafa s’arracha à sa chaise en osier. Son livre tomba par terre ; il ne le remarqua pas.
– À la disposition de Salah l’Indochine ?
– C’est ce qu’on m’a dit. Tu dois le connaître ?
– C’est juste un membre de soutien.
– Tu es peut-être désigné dans un service auxiliaire.
– Tu penses que je n’ai pas été à la hauteur sous tes ordres ?
– Tu as été formidable. Je t’assure que je n’y suis pour rien.
Nafa leva la tête sur la fenêtre du premier.
Sofiane l’arrêta tout de suite :
– Hind ne sait pas encore que tu t’en vas. Elle est dure, mais les coups fourrés, ce n’est pas son genre.
Nafa crispa les mâchoires, tenta de réfléchir, d’expliquer le malentendu. Il n’arrivait pas à se concentrer.
Il branla la tête, dégoûté :
– Je pars quand ?
– Aujourd’hui.
– Eh ben…
Sofiane le prit par l’épaule, solidaire :
– J’ai beaucoup apprécié ta correction, frère Nafa. Tu as été brave, convivial et discret. J’ai de l’affection pour toi. Tu vas vraiment me manquer. J’aurais aimé te garder ; seulement, avec ces chamboulements qui nous désarçonnent, plus personne ne peut se porter garant de son propre avenir.
– Je comprends…
– Si tu as besoin de moi, tu sais où me joindre.
Nafa le remercia.
Il grimaça un sourire pour montrer qu’il allait tenir le coup et marcha en chancelant jusqu’à la villa.
Nafa attendit la nuit pour rejoindre Salah l’Indochine. Sofiane le déposa à la sortie d’El-Harrach et lui souhaita bonne chance.
– Tu seras toujours le bienvenu, Nafa.
– Oui…
– Attention à toi.
– Je tâcherai.
La voiture rebroussa chemin, fit demi-tour, heurta légèrement une poubelle et accéléra. Nafa la regarda s’éloigner, debout au milieu de la rue déserte. Hormis une boutique encore ouverte, il n’y avait pas âme qui vive. Une lune pleine bâillait dans le ciel. Les exhalaisons de l’oued flottaient dans l’air, délimitant la réserve des laissés-pour-compte.
Nafa se faufila le long d’une haie et gravit un raidillon jusqu’aux baraquements. Des chiens aboyaient à s’arracher le cou ; quelques-uns surgirent de l’ombre, la gueule effervescente, avant de détaler, la queue entre les pattes, pourchassés par des jets de pierres.
Dans le silence retrouvé, on entendait vagir des bébés derrière la ferraille des taudis.
– Je commençais à me demander si tu ne t’étais pas fait coffrer, glapit Salah l’Indochine en l’accueillant sur le pas de son gourbi.
Cinq jeunes hommes se morfondaient dans une pièce. Ils ne semblaient pas ravis d’être là. Nafa reconnut Abou Tourab, le lieutenant d’Abou Mariera. Il se tenait dans un coin, les bras autour des genoux, l’humeur massacrante. À côté de lui, Amar le brocanteur triturait distraitement sa chéchia. Les trois autres, entassés sur un fatras de linge sale, discutaient à voix basse :
Salah procéda aux présentations :
– C’est Nafa, un frère de la Casbah.. (On se leva pour se donner l’accolade.) Bon, tu connais Abou Tourab et Amar… Celui-là, c’est Abdoul Bacir, fils de l’imam de Kouba. Un artificier hors pair. La bombe du mois dernier portait sa griffe. Celui-ci, c’est Mouqatel, de Belcourt… Le dernier, c’est Souheil, un soldat déserteur. Il a participé au coup de l’Amirauté.
Nafa prit place en face d’Abou Tourab.
– Un café ? lui proposa son hôte.
– Je broie assez de noir comme ça.
Salah s’accroupit et lui tapa sur le genou.
– Tu en fais une tête. Qu’est-ce qu’il y a ?
– C’est à toi de me le dire. J’étais bien là où j’activais. Pourquoi m’a-t-on mis à ta disposition ? Tu as pris du grade, toi aussi ?
– Tu n’es pas au courant ? s’étonna Abou Tourab.
– Au courant de quoi ?
– Du remaniement. Cheikh Younes a été destitué et expédié au maquis. C’est Ibahim El-Khalil qui chapeaute les groupes d’Alger-Ouest. Il a désigné Abou Mariem comme adjoint et a fait appel à ses péons de Kouba. Il s’est emparé du fief que nous avons bâti de nos mains.
– Surveille ton langage, lui recommanda Salah.
– C’est la vérité.
– N’empêche, tu es en train de médire d’un émir.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’écria Nafa excédé. Où sont passés les autres ?
– À la casserole, grogna Abou Tourab. Ibrahim a gardé, pour le moment, les éléments qui l’arrangent. Les « récalcitrants », il les a écartés. Il fallait voir avec quelle insolence il a chassé cheikh Younes. À dégueuler. Ensuite, il s’est attaqué au réseau de soutien. Il en a exécuté les principaux responsables. Pour des futilités.
– Pas pour des futilités, protesta Salah. C’étaient tous des chiens sans scrupules.
– Qu’en sais-tu ?
– Je sais qu’un émir a toujours raison. C’est la règle. Ammi Bachi était un salaud. Il abusait des femmes de nos martyrs. Au su et au vu de tout Bab El-Oued… L’autre-là, le bossu, son jeu n’était pas clair. On le trouvait souvent là où il faut pas. Quant à Omar Ziri, il puisait dans le trésor de la guerre pour élever sa villa, à Cheraga.
Nafa sursauta :
– Omar Ziri est mort ?
– Et comment ! exulta Salah l’Indochine. J’étais là, et je me suis bien rincé l’œil. Nous sommes allés le trouver dans son arrière-boutique. Il était répandu sur une table en train de se goinfrer comme un porc. Un festin royal pour lui tout seul : une énorme dinde rôtie fourrée aux champignons, des corbeilles de fruits au prix inabordable, bananes de Colombie, pommes de France, dessert d’importation, bref, la fête au douar. Lui, il gueuletonnait en gloussant d’aise. Il était tellement occupé à se sucer les doigts et à se pourlécher les babines qu’il ne nous a pas entendus arriver. Soudain, il a senti notre présence, s’est figé. En levant les yeux, il a manqué de s’étrangler. Ibrahim lui a dit : « Continue de te gaver, mon cochon. Et mâche bien surtout. Je ne veux pas d’os en travers de ta gorge. Ça m’ennuierait d’abîmer mon couteau dessus. » Je vous raconte pas, les frères. Une baudruche s’est dégonflée d’un coup. L’Omar Ziri, le gouman, le truand des truands, a fait dans son froc. Je vous jure que c’est vrai. En une seconde, sa merde a pollué l’atmosphère. Il a d’abord essayé de nier les faits qui lui étaient reprochés. Comme ça n’attendrissait personne, il s’est mis à genou pour supplier l’émir de l’épargner. Ce fut un spectacle époustouflant. Comme si une futaille pleine de sang frais se fracassait au sol. Je ne vous le cache pas : je me retenais pour ne pas laper dedans. J’étais aux nues. Depuis le temps qu’il se prenait pour le bon Dieu.
Les cinq hommes considérèrent le vieillard, horrifiés et indignés à la fois.
Nafa s’épongea dans un mouchoir.
Il bredouilla, la gorge aride :
– Quelqu’un peut-il m’expliquer ce que je fiche ici ?
– Dis-lui, toi, grommela Abou Tourab à l’adresse de Salah.
– Pourquoi moi ? Tu as oublié ta langue sur les bottes que tu léchais ?
Abou Tourab réprima sa colère :
Il expliqua :
– Ibrahim est en train de se débarrasser de l’ancienne clique de cheikh Younes, particulièrement de ceux qu’il ne blaire pas.
Nafa se souvint du différend qui l’avait opposé à Ibrahim El-Khalil, un certain vendredi, dans l’établissement de Omar Ziri. Une grosse lassitude s’abattit sur lui.
– C’est un rancunier, raconta Amar. Il n’y en a pas deux comme lui. On s’est engueulés, il y a des années, à Peshawar. Pour une banale histoire de drap. Ibrahim en avait besoin pour je ne sais plus quoi. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à se servir du sien. Il m’a insulté. Je l’ai insulté. Il est parti et il ne me l’a jamais pardonné.
– À moi, poursuivit Abou Tourab, il me reproche d’avoir flingué le poète Sid Ali. Pourtant, c’était Abou Mariem qui commandait.
– Là, je t’arrête, l’interrompit Salah. L’émir avait exigé que l’on égorge ce fumier. Et toi, tu as cherché à jouer au petit malin.
– Bon sang, c’était le chantre de la Casbah. Le peuple a très mal accusé le coup en apprenant que son idole avait été tuée par balles. L’égorger aurait…
– Verbiage ! Ce n’était rien d’autre qu’un charmeur de nigauds. Il endormait les gens sur leurs excréments. L’émir réclamait sa tronche. Il fallait la lui offrir, un point, c’est tout.
– D’accord, d’accord, s’emporta Nafa en levant les bras en l’air. Je veux juste savoir pourquoi je suis mis à ta disposition.
– Je suis un guide.
– Et alors ?
– Je vais vous conduire, cette nuit, au maquis.
Nafa s’aperçut que les autres le dévisageaient. Il devina que la panique le trahissait. Il crispa les mâchoires pour se ressaisir.
– Qu’à cela ne tienne ! soupira-t-il stoïque. C’est quand le départ ?
– Une heure avant le couvre-feu.
– Il faut que je rende visite à la vieille. Je ne l’ai pas revue depuis la mort de mon père.
– Ça, c’est ton problème. Moi, à 22 heures tapantes, je mets les voiles. Je n’attendrai pas les traînards.
Nafa consulta sa montre et se leva :
– Je serai de retour à l’heure.
– Je t’accompagne, dit Abou Tourab.
Elle a beaucoup vieilli, la mère Walid. Quelques mois ont suffi pour venir à bout de ce que de longues années de vicissitudes et de tâches domestiques n’avaient pas réussi à entamer. De son visage d’antan, radieux malgré les déconvenues, de son visage de mère, si réconfortant autrefois, il ne reste qu’un masque craquelé, sombre et triste, que deux yeux ternes veillent comme deux cierges au fond d’une chambre mortuaire.
Nafa avait du chagrin. La vieille femme avait du mal à se tenir sur ses jambes. Sa main accrochée à la poignée de la porte en disait long sur son vertige.
De toute évidence, Omar Ziri avait omis de l’inscrire sur la liste des familles nécessiteuses.
Dans le vestibule, Nora se gardait de bouger. Le retour de son frère ne l’emballait pas. Elle fixait le sol en torturant ses tresses. Souad et Amira se cachaient dans la cuisine. Tapies dans un angle mort. Ignorant que leurs silhouettes se devinaient derrière la tenture.
– Que veux-tu ? dit la mère.
– Tu ne me laisses pas entrer ?
– Il ne fallait pas nous quitter.
– J’étais en train de venger mon père.
– Il ne t’a rien demandé.
– Il n’avait pas à le faire. Les taghout l’ont tué. Le reste me concernait.
– C’est toi qui l’as tué. Les policiers étaient après toi. Ils sont venus perquisitionner ici. Ton père a protesté. Ils lui ont montré ce que tu cachais dans ton armoire. Il a porté la main à sa poitrine, et il est tombé, raide mort. Son cœur a lâché. Il n’a pas supporté que son rejeton, son garçon unique, en qui il plaçait tous ses espoirs, puisse être un terroriste.
Nafa baissa la tête.
En bas de la cage d’escalier, Abou Tourab surveillait la rue. Quelque chose, dans le noir, se décomposait.
– Je suis venu te dire que je pars pour le maquis.
– Tu n’avais pas besoin de te déranger.
– Je voulais vous faire mes adieux.
– C’est fait.
Nafa se mordit la lèvre.
Son chagrin pesa sur sa nuque.
– Je n’aurai pas ta bénédiction, je présume.
– Celle de tes cheikhs te suffira.
Il hocha la tête, pivota sur ses talons, s’arrêta sur la première marche.
Sans se retourner, après un silence méditatif, il dit :
– Je ne suis pas un terroriste.
Il entendit la porte se refermer.
Se mit à descendre l’escalier.
Comme un damné descend aux enfers.